Une épée de Damoclès au-dessus du Green Deal européen
Le TCE ou Traité sur la Charte de l’Énergie est moins connu que la Déclaration universelle des droits de l’Homme ou la Convention de Vienne sur le droit des traités. Et pourtant, ce pacte ratifié par une cinquantaine de pays complique énormément les efforts européens en faveur du climat et de l’environnement. L’ombre du TCE pèse toujours sur les États membres qui souhaitent modifier leurs législations à propos des énergies fossiles. Et les enjeux se chiffrent en centaines de milliards d’euros.
Selon le collectif Investigate Europe, 350 milliards d’euros d’investissement sont protégés par ce traité rien qu’en Europe, principalement des projets charbonniers et des investissements dans le gaz fossile et le pétrole. Des affaires récentes montrent combien ce pacte peut refroidir même les plus grandes ambitions écologiques du Vieux-Continent.
En février dernier, la société allemande RWE a saisi la justice du traité pour réclamer 1,4 milliard de compensations aux Pays-Bas. Le plaignant estime que la décision de la Hollande de fermer ses centrales électriques au charbon en 2030 lui ferait perdre jusqu’à 2 milliards d’euros.
Presque tous les pays européens membres du pacte ont, ou ont eu, à gérer une plainte similaire de la part de compagnies ou d’investisseurs à la suite de l’arrêt d’une centrale à charbon, le retrait d’un permis d’exploration pétrolière ou la fermeture d’un site de fracturation hydraulique, par exemple. L’Italie attend actuellement le verdict d’une affaire l’opposant au groupe Rockhopper, qui lui réclame 225 millions d’euros de dommages et intérêts. Mais comment cet obscur traité confère-t-il autant de moyens de pression aux entreprises ?
Un pacte favorisant les industries fossiles
Pour comprendre l’importance du TCE, il faut remonter à ses débuts, en 1994. A cette époque, les investisseurs de l’Ouest lorgnaient sur les nombreuses opportunités offertes par les pays de l’Est, anciennement membres du bloc de l’Union soviétique. Seulement, ces nations venaient à peine de recouvrer leur autonomie et étaient donc considérées comme instables.
Le TCE voit ainsi le jour et, aujourd’hui, la convention compte 56 membres. Tous les pays de l’UE ont ratifié cet accord, tout comme le Kazakhstan, l’Ukraine, la Turquie et le Japon.
Le traité se dote de sa propre organisation judiciaire. Les litiges entre un État et une entreprise sont jugés par des tribunaux d’arbitrage secrets, dont les sièges s’étalent entre La Haye, Stockholm et Washington. Toutes les procédures restent confidentielles, même les audiences. Les juges de ce système opaque – financé par les contribuables des pays membres – sont appelés arbitres. Leurs rémunérations proviennent des parties elles-mêmes, une configuration atypique qui permet de questionner l’impartialité des juges.
Ces arbitres n’ont pas de statut fixe. Ils peuvent jouer le rôle du juge sur une affaire du TCE et défendre en même temps un plaignant sur un autre cas. Et cela n’est pas sans incidence sur leur jugement. Les calculs de Corporate Europe Observatory sont très révélateurs.
Au-delà de l’éthique, le TCE constitue surtout un business juteux, et pour les entreprises, et pour la communauté d’avocats d’affaires et de juges privés qui gravitent autour. Les entreprises peuvent réclamer des compensations monstres devant ces tribunaux privés, par rapport à ce qu’elles peuvent demander devant des tribunaux nationaux. De leur côté, les avocats et les arbitres engrangent des honoraires plus que conséquents dans ces affaires, dont le règlement s’étale souvent sur plusieurs années.
Une sortie logique, mais difficile à négocier
L’opacité et les soupçons d’impartialité autour du système judiciaire du TCE font l’objet de vives discussions entre les pays membres et les investisseurs depuis quelques mois, dans le cadre du projet de réforme du pacte.
C’est très problématique, puisque le texte d’origine précise que tout changement de fond dans le pacte doit être approuvé à l’unanimité. Outre les dissensions entre les Européens, les autres pays membres ne souhaitent pas forcément réformer le TCE. C’est notamment le cas du Japon, une nation très vulnérable du fait de sa forte dépendance aux importations d’énergies fossiles.
La Commission européenne propose de conserver la protection des investissements dans les combustibles jusqu’en 2040. C’est une idée contraire au plan de désengagement de l’énergie fossile, mais qui a le mérite de ménager les investisseurs. D’autres pays se veulent toutefois plus ambitieux. La France, soutenue notamment par l’Espagne, évoque la possibilité d’une sortie coordonnée du TCE en l’absence de compromis sur l’urgence climatique et la réduction de la dépendance aux énergies fossiles.
La position française parait encore insuffisante, en plus d’être soumise à de nombreuses conditionnalités. Au final, c’est l’Italie qui semble avoir fait le choix le plus osé, en décidant unilatéralement de sortir du pacte.
Qu’est-ce qui empêche la France d’emboîter le pas à son voisin transalpin ?
Laisser un commentaire
Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *