Une logique discutable derrière la compensation carbone
En 2019, l’Éthiopie établit un record insolite en plantant 350 millions d’arbres en 12 heures, sachant que la France en a repiqué la même année 80 millions. Ce pays de la Corne de l’Afrique n’est pas le seul à s’engager sur la voie de la reforestation. Les collectivités, les associations et les grandes entreprises polluantes investissent ce secteur depuis la signature du Protocole de Kyoto.
Ces crédits carbone offrent aux gouvernements et aux entreprises une porte de sortie lorsqu’ils ne peuvent pas respecter leur quota maximum d’émissions de gaz à effet de serre.
Ce système, considéré comme une barrière protectrice et dissuasive au départ, s’est rapidement transformé en un véritable marché très juteux pour les intermédiaires et pour certaines entreprises peu scrupuleuses. La compensation par la plantation d’arbres a instillé une idée malsaine auprès des émetteurs de GES, selon laquelle ils peuvent poursuivre librement leurs activités polluantes pour ensuite se racheter en finançant des projets verts à l’autre bout du globe.
Presque tous les grands groupes ont embrassé cette logique. Shell, Corsica Ferries, Nespresso, Eurostar, Air France, British Airways, Easyjet et bien d’autres se targuent de soutenir chaque année la reconstitution de millions d’hectares de forêts en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie du Sud-Est.
Sur la forme, leurs actes s’appuient en effet sur un fondement scientifique assez solide. Des études sérieuses, comme celle réalisée par les chercheurs de l’Université ETH Zurich, appuient en effet leur cause. Ces scientifiques affirment qu’en constituant 900 millions d’hectares de forêts supplémentaires, pour s’ajouter aux 2,8 milliards d’hectares existants, la Terre aura la capacité de capturer plus de 2/3 des émissions de carbone provoquées par l’activité humaine depuis l’ère industrielle, soit 205 gigatonnes.
Sans remettre en question la véracité de ces chiffres, on peut quand même contester le choix de privilégier la reforestation au lieu d’agir à la source des émissions de gaz à effet de serre.
Une mesure à risques
D’autres projections nuancent les conclusions de l’étude de l’université ETH Zurich. Un cadre de WWF France estime, par exemple, que la captation du carbone par les arbres paraît certes judicieuse, mais nécessite une longue réflexion en amont.
Ces arbres sont plus vulnérables aux parasites, aux sécheresses, appelées à s’intensifier et se multiplier à l’avenir, ainsi qu’aux incendies.
Ce phénomène a déjà eu lieu en juin 2019, lors d’incendies majeurs en Sibérie et dans la région Arctique. Ces feux de forêt ont produit 50 mégatonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions annuelles de la Suède.
Ces dernières années, plusieurs études suggèrent aussi que les forêts perdent progressivement leur qualité de puits de carbone. Sous l’effet de la déforestation et des épisodes de chaleur intense, leur capacité d’absorption est altérée.
Des chercheurs allemands de l’université Potsdam ont, notamment, relevé une augmentation inquiétante des émissions de composés organiques volatiles par la végétation urbaine de Berlin. Cette hausse atteint 60 % lors des pics de chaleur. Ces COV sont les précurseurs de l’ozone, un gaz polluant lorsqu’il se trouve dans la troposphère autrement dit la couche basse de l’atmosphère. Vue sous cet angle, la décision de tout miser sur les plantations d’arbres se révèle donc contre-productive.
Quid de la disponibilité des espaces de régénération forestière ?
L’autre question soulevée par la compensation carbone par les forêts porte sur l’étendue de terres et de prairies nécessaires pour absorber toutes les pollutions émises par les entreprises et les États. Leyna Boysen, chercheuse au Potsdam Institute for Climate Impact Research en Allemagne, et son équipe ont voulu connaître ces valeurs.
Leur conclusion n’est guère rassurante : malgré toute la bonne volonté derrière le mécanisme de compensation, cette solution est techniquement irréalisable. Dans un premier scénario où les entreprises ne baissent pas leurs émissions et soutiennent massivement les reforestations, ces chercheurs estiment qu’il faudrait remplacer tous les écosystèmes naturels de la Terre par des forêts de peupliers ou d’autres espèces à grande capacité d’absorption en carbone. C’est tout simplement inimaginable.
Dans un autre scénario, très hypothétique, où les gouvernements et les compagnies appliquent à la lettre les engagements pris dans l’Accord de Paris, la compensation aura encore besoin d’un quart des terres agricoles exploitées aujourd’hui et d’une grande partie des superficies recouvertes par des écosystèmes naturels. Cette hypothèse mène encore à un cul-de-sac.
Enfin, pour que ces forêts atteignent leur plein potentiel d’absorption de carbone, elles ont besoin de compter dans leurs rangs une concentration suffisante d’arbres de grande taille. En novembre 2020, des chercheurs américains ont observé que les arbres les plus imposants des forêts des États de Washington et de l’Oregon ont assimilé à eux seuls 42 % du carbone, alors qu’ils ne représentent que 3 % des effectifs de ces écosystèmes.
Ces données révèlent qu’une solution de capture fondée sur les forêts sera peu efficace en l’absence de grands arbres, qui ont besoin de plusieurs décennies pour avoir une largeur suffisante et des anneaux de croissance, synonyme d’une grande capacité de stockage en CO2.
Privilégier la réduction des émissions et la préservation des forêts existantes
Sur la base de ces études, plusieurs ONG et associations environnementales tirent la sonnette d’alarme. Les Amis de la Terre International, The Global Forest Coalition et Corporate Accountability se positionnent en première ligne.
Par leur action, ces pollueurs montrent une vision biaisée de l’effort écologique, qui induit en erreur l’opinion publique et les décideurs politiques.
Et qu’importe si l’activité principale contribue à détruire des peuplements forestiers datant de plusieurs millénaires, habités par un écosystème complexe et une biodiversité unique en son genre.
Au fil des années, ces alternatives deviennent de plus en plus évidentes. Pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, les entreprises, les États et les populations doivent investir dans la préservation des forêts primaires encore existantes, des prairies et des zones humides, passer à une alimentation plus végétale, réduire drastiquement l’utilisation des combustibles fossiles et lutter contre le gaspillage alimentaire.
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